Oussama Ouriemmi, ISG International Business School et Benoît Gérard, Université Paris Dauphine – PSL
Cet article, résumé d’un texte à paraître dans le numéro spécial 269 de la Revue Française de Gestion (RFG) sur le thème « Management et logique judiciaire », est publié dans le cadre du partenariat de The Conversation avec la RFG.
Dans le conflit judiciaire qui oppose la Société Générale (SG) à son ex-trader Jérôme Kerviel, un revirement de la jurisprudence se produit le 19 mars 2014 au niveau de la cassation. Il est d’autant plus important qu’il braque la lumière sur les fautes de la banque et met son management au centre de l’attention des juges.
L’ultime décision dans ce conflit est rendue le 23 septembre 2016 : Kerviel est le seul coupable pénalement, la SG est responsable d’un point de vue civil. Cette responsabilisation n’est pas sans influence sur les pratiques managériales à venir.
Les faits et le procès
Les faits se déroulent de 2005 à 2008 au siège de la banque d’investissement de la SG. Kerviel, alors trader au sein de cette dernière, met en place une entreprise de spéculation massive. Il engage des sommes qui atteignent au début de janvier 2008 plus de 50 milliards d’euros, dépassant largement les fonds propres de la SG. Cette activité de spéculation est dissimulée par des opérations fictives saisies par le trader sur les bases de gestion de sa banque. La liquidation de ses positions frauduleuses coûte à cette dernière une perte nette qui s’élève au 24 janvier 2008 à environ 4,9 milliards d’euros. « Bad apple », ainsi la SG désigne son trader ; ce dernier dépeint sa banque comme « bad tree ».
Les deux parties entament alors un long conflit judiciaire (2008-2016) : un an et demi d’instruction et plus de 6 ans de procès. Au jugement du Tribunal de grande instance de Paris (TGI) en 2010, succèdent les arrêts de la cour d’appel de Paris (CAP) en 2012, de la Cour de cassation (CC) en 2014 et de la cour d’appel de Versailles (CAV) en 2016.
Deux points caractérisent les décisions judiciaires rendues. Le premier est la constance des décisions au niveau pénal. Kerviel est reconnu coupable des faits qui lui sont reprochés par tous les juges ayant à statuer sur son cas. Le second a trait au revirement produit au niveau civil de l’affaire par la CC. Par une nouvelle jurisprudence, cette dernière ouvre le champ à la CAV pour responsabiliser civilement la SG.
La Société Générale face aux juges : de victime à victime responsable
La situation ressemble à un paradoxe judiciaire. À deux reprises, les tribunaux (TGI et CAP) octroient à la SG le droit d’être indemnisée à la hauteur de son préjudice financier (environ 4,9 milliards d’euros), tout en relevant « la défaillance certaine de [son] système de contrôle ».
Néanmoins, la position des juges est conforme à la jurisprudence disponible jusqu’alors. En effet, aucune disposition juridique ne permet de réduire, à raison d’une faute de la victime, le montant des réparations dues à celle-ci par l’auteur d’une infraction intentionnelle contre les biens.
Le paradoxe judiciaire n’est levé qu’avec l’arrêt de la CC du 19 mars 2014. Celle-ci interprète les textes régissant le droit des victimes sous une nouvelle lumière, donnant ainsi naissance à une nouvelle jurisprudence. Désormais, en ce qui a trait à l’action civile, et en cas d’atteinte volontaire contre les biens, il est possible de prendre en considération la faute de la victime ayant concouru à la réalisation de son préjudice.
Ainsi, la CC casse et annule les décisions civiles antérieures et renvoie les parties devant la CAV. Celle-ci est appelée à évaluer la faute de la SG et à se prononcer sur le partage de responsabilité entre les deux parties. Dans ce cadre, le management de la SG rentre au prétoire ; l’attention des juges versaillais porte désormais sur son système de contrôle.
Sous ce rapport, la conclusion de l’arrêt de la CAV du 23 septembre 2016 est sans équivoque :
« La SG a laissé se développer un système déficient qui a permis la conception et la réalisation des infractions commises par Kerviel. »
Aux yeux des juges, la banque est responsable. Sa responsabilité est telle qu’ils décident de ne lui octroyer que 0,02 % de la somme initialement réclamée à Kerviel. Celui-ci, déclaré « partiellement responsable », est alors condamné à lui verser « seulement » 1 million d’euros.
La portée de la jurisprudence Société Générale-Kerviel
La SG a fait les frais de la nouvelle jurisprudence, issue de l’arrêt de la CC du 19 mars 2014 et de l’application pratique qu’en a faite la CAV. D’une part, la banque est privée de la presque totalité de son droit au dédommagement. D’autre part, l’État lui réclame 2,2 milliards d’euros de crédit d’impôt (réservé aux entreprises en difficulté ou victimes de fraude) dont elle a profité entre 2009 et 2010. En outre, elle subit les conséquences néfastes sur son image dans la société suite à sa responsabilisation civilement par les juges.
Cette jurisprudence a également des conséquences sur l’ensemble des entreprises. Il est en effet désormais plus difficile pour celles-ci de se retrancher derrière leur statut de victime en cas de fraude interne. Elles doivent dorénavant démontrer qu’elles n’ont pas concouru à la production de leur préjudice. Les répercussions sur leur management sont déterminantes.
Il ne suffit plus de mettre en place des systèmes de contrôle. Encore faut-il qu’ils fonctionnent correctement et qu’ils soient bien pilotés pour qu’en cas de fraude l’entreprise ne soit pas considérée responsable.
En creux, l’issue judiciaire du cas SG-Kerviel questionne l’esprit même de la mise en place et du fonctionnement des systèmes de contrôle dans les entreprises. Bien souvent, les contrôles en matière de risque sont effectués dans une démarche de traçabilité et de conformité par rapport à la réglementation.
L’application des règles prudentielles est alors une manière de se « déresponsabiliser » en cas de problème. En mettant en lumière l’importance du pilotage des systèmes, le procès change la donne en la matière.
L’entreprise doit désormais faire adhérer les hommes aux systèmes de contrôle afin de garantir le bon pilotage des dispositifs. Pour cela, il est indispensable d’instaurer une approche par les principes, par les valeurs, au-delà de la simple conformité (un point de vue exprimé notamment par Nicolas Dufour et Carole Simonnet). Portés par les concepteurs des systèmes de contrôle (dirigeants, managers, contrôleurs de gestion, etc.), ces principes auraient pour but de sensibiliser les acteurs au risque de fraude et ainsi de les responsabiliser en la matière.
Oussama Ouriemmi, Professeur associé en contrôle de gestion, ISG International Business School et Benoît Gérard, Maître de conférences, Sciences de gestion, Université Paris Dauphine – PSL
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.